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"Obéis, petite fille sage" : quand l’enfance devient silence...

  • EkaR
  • 6 févr.
  • 6 min de lecture

Dernière mise à jour : 10 févr.


*TW! Avertissement : Ce texte traite de sujets sensibles, notamment des violences sur les enfants. Il peut heurter certaines sensibilités.


Il m’est si facile de plonger dans mes premières années en Russie. Mes souvenirs, mes émotions, tout est intact, d’une clarté troublante, comme si le temps n’avait jamais réussi à les effacer.

Mais lorsque je fouille mon passé, je n’y trouve qu’un vide immense, un gouffre béant qui m’aspire. J’ai longtemps refermé cette page, de peur de m’y perdre. Pourtant, il suffit d’un instant, d’un souffle, pour que tout refasse surface…


Je me revois, enfant, debout sur cette « table de la honte » à la maternelle, punie pour avoir fait pipi au lit, encore. Aux côtés de ma voisine d’immeuble, toujours la même. J’ai quatre ans, peut-être. C’est le premier souvenir où je ressens cet étrange mélange de confusion et d’isolement, compagnons fidèles de mes années d'enfance. Debout sur cette table, je suis livrée aux moqueries de mes camarades et aux jugements froids des adultes.




Je m’efforce de comprendre la logique des adultes, dans l’espoir d’échapper à ce cycle de punitions et de colère. Mais y a-t-il seulement une logique ?

C’est comme si les adultes déclaraient une guerre aux enfants, comme si, derrière chaque geste enfantin, ils voyaient une provocation impertinente, une offense si terrible qu’il fallait l’étouffer dans l’œuf. Avec l’enfant, si possible.


Derrière mes paupières closes, ces enfants « différents » me reviennent en mémoire : chassés, moqués, rejetés. Ils se regroupent autour de moi, me trouvent partout où je vais. J’ai l’impression qu’ils sont encore plus perdus que moi. Que cherchent-ils en moi ? Je ne sais pas si je veux répondre à ces appels. Moi, je voudrais être avec les autres, les enfants « normaux ». Mais c’est plus fort que moi, j’ai l’impression d’être la seule à les voir, à percevoir leur existence. Je revois chacun de ces visages qui défilent en galerie d’images : si silencieux, si calmes, si… invisibles…Je me demande ce qu’ils sont devenus, aujourd’hui.

Aucune réponse. Aucune explication. Une frustration, oui, grandit en moi…


À quel moment ai-je compris que je partageais également leurs abîmes ? Que nous portions tous des secrets trop lourds pour être entendus ? Est-ce au moment où les mains d’un vieil homme, le grand-père de ma petite voisine, se posaient sur moi ? La grand-mère ferme la porte. Aïe. Je ne voulais même pas être là. Je ne voulais pas vraiment être son amie. Trop tard, le piège se referme…

Et ça s’enchaîne.


Que faire lorsque l’on devient un objet, un jouet entre les mains des autres ? Celles d’un inconnu qui vous traque dans les escaliers de votre immeuble, comme si vous étiez un vulgaire gibier, d’un grand-père voisin, d’un frère…


Seule face à ces gestes qui me retiennent, qui s'immiscent ne moi et me dérobent à mon enfance, sans qu’il n’y ait jamais d’issue. Encore ce sentiment de culpabilité... Quelque chose ne va pas. Est-ce moi ? Au fond de moi naît un malaise, une sensation poisseuse qui me fait peur, insaisissable et pernicieuse. Je suis trop petite pour comprendre ce qui m’arrive, et je crois encore ceux qui prétendent m'aimer. Je pose la question à mon frère. Il ricane, visiblement gêné : « Ce n’est rien, va te laver s’il te plaît ». Il est si poli, si gentil d’un coup…

Puis-je un jour me laver de ça ?


Des sourires, des gestes tendres qui vous possèdent, vous enferment, vous démolissent, lentement mais surement, sans que vous ne vous en aperceviez. J’ai pu fuir l'homme qui voulait me faire du mal, mais comment fuir ceux qui sont censés vous aimer et vous protéger ? Quand les armes sont aussi insidieuses qu’une simple phrase : « S’il te plaît… » ? Obéis, petite fille sage, quand on te le demande gentiment.

Les adultes vivent leurs vies, paisibles ou tristes, se disputent, se réconcilient, ils ont leurs problèmes importants. Sont-ils dans le déni ou dans l’ignorance ? Peu importe en fait, car moi, je n’ai pas ce loisir.

Je ne suis plus rien.


Un réceptacle du désir des autres, une erreur de la nature, un objet déshumanisé, une chose à disposition de ceux qui veulent en disposer.

Mais c’est ta faute, disent-ils. Bien sûr, puisque tu as… une tare. Pourquoi ? Qu’ai-je fait ? Moi, enfant, je ne le sais pas, j’aurais aimé le savoir, mais je fais confiance à ceux qui savent.

Ça altère si profondément tout mon être que je cesse d’être une enfant, une petite fille, une sœur.


Un autre souvenir me traverse : ce jour où, insouciante, je rentre de l'école très en retard, après m’être laissée emporter par un jeu dans la neige avec une amie. Mon père m’attend, il est furieux, un fait rare... Je découvre ma mère alitée, le regard fuyant. Elle a cru que j'étais morte, qu'on m'a fait du mal. "Maman ?" Pas un mot, pas une caresse, elle est tellement « choquée » qu’elle n’a pas la force de me regarder, ni de me toucher. Sous le regard courroucé de mon père, je suis saisie de honte. Encore. Mon père est auprès de ma mère, et moi, je suis encore seule, perdue, coupable. Dans le bain, glacée, je veux m’effacer, me dissoudre dans l’eau chaude et réconfortante. Mon père rentre, je tente de cacher ma nudité, il s’agace, « ce n’est pas le moment ».


Alors, j’acquiesce. Il me fait un serment de nouveau, je ferme les yeux et je l’écoute, trempée et nue dans mon bain qui commence à refroidir. Je veux que ça s’arrête. Je ne suis toujours rien, et tout ce que je ressens, c'est une terrible solitude. Je suis résignée.

Le silence continue à m’aspirer.


Alors, je cesse de résister et je laisse la vie me submerger, je me laisse couler doucement, en silence et au vu des tous : invisible, transparente. Une parfaite petite fille bien sage qui ne fait jamais de bruit. Un ange, ça ne survit pas longtemps, a dit maman. Je n’ai pas ma place ici.

C’est la faute de personne, chacun fait de son mieux, c’est un fait. Je les vois, ces adultes - si fragiles, si malheureux. Je les comprends, la réalité n’est pas simple.

C’est réconfortant au fond, quand on y pense. La vie est ainsi. Une fois on a admis ça, ça devient très simple, comme les mains de mon frère qui appuient sur ma poitrine m’empêchant de reprendre mon souffle. A quoi sert de résister ? Alors, j'arrête.


Je ne suis rien, je n’ai rien.

Facile.

Agréable.


C’est là, engloutie dans cet océan silencieux, que je suis projetée vers la surface par une force inconnue. Est-ce une pulsion de la vie ?

Ce n’est en tout cas ni un choix ni une protestation, plutôt un instinct animal et puissant, comme si la vie me disait : c’est ton ultime chance de prendre une dernière inspiration avant de disparaitre. Une petite voix me chuchote : « Court ! »

Et je me mets à courir aussi vite que je peux. Je choisis de vivre.


Je cours dans cet escalier pour échapper à mon poursuivant. Je ferme la porte de chez ma voisine et ne retourne plus jamais chez elle, la laissant seule avec le monstre – son monstre. J'ejecte mon frère de ma vie, comme on arrache un pansement : avec la peau, en sang.

Tu as survécu, cette fois-ci. Ne réfléchis pas, ne résiste pas, continue, jusqu’à la prochaine fois. C’est comme ça, la vie.


Si cette pulsion est assez forte, tu deviens adulte. Tu dois réapprendre à vivre, rebâtir pierre par pierre ce qui reste de toi. Tu deviens enfin quelqu’un, tu apprends à reconstituer aussi ton passé, avec ce que tu peux y trouver d’acceptable, des bribes de bonheur ou de joie qui deviennent une version possible de ton enfance, que tu peux partager, dont tu peux te souvenir.


Tu apprends même que ce n’est pas ta faute. Un soulagement certain. Tu le sais, certes. Cela change-t-il quelque chose ? Oui, bien sûr. Tu peux respirer, tu peux vivre, tu peux recommencer. Le passé reste dans le passé.

Est-ce une force ou simplement une nécessité, vitale et irrépressible ? Cette même pulsion qui me pousse à courir. Après tout, pourquoi avoir peur ? Je suis passée par l'innomable et j'ai survécu. Je suis là, et la vie continue.

Bien sûr, elle peut être très différente, la vie, elle peut être belle et précieuse. Elle peut.


On dit que la colère est le souffle de la vie. Je la cherche en moi, désespérément. En vain.

Pas un souffle, pas une seule petite brise.


Rien que des flots, calmes et silencieux, telle une mer qui garde ses secrets jusqu’à ce que le ressac du temps efface les ombres et trace un chemin vers demain.


Une chanson de Billie Eilish qui a bercé cette écriture: https://www.youtube.com/watch?v=BboMpayJomw

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